Extrait : Le Secret de Ji : Six Héritiers.
Mon nom est Léti. Je fais partie du village d'Eza, le cinquième de la province sud du Matriarcat de Kaul. Cent dix-huit années avant ce jour, un homme inconnu se présenta devant le Conseil des Mères, se disant porteur d'un message de la plus haute importance. Il déclara s'appeler Nol, et n'être l'ambassadeur d'aucune nation connue. Pourtant, nombreuses furent celles qui virent en lui un Estien : Wallatte, Thalitte, Solene, ou autre habitant du Levant. C'est donc avec suspicion qu'elles s'apprêtèrent à l'écouter.
Nol s'exprima aisément, en respectant l'usage et les règles en cours au Conseil, si bien qu'il semblait avoir passé toute sa vie à Kaul. Les Mères le traitèrent avec le même respect en écoutant son discours sans l'interrompre, comme la Tradition l'exigeait.
Les débats du Conseil n'étaient pas encore mis par écrit à l'époque, c'est pourquoi il est difficile de donner une transcription exacte de ses dires. Voici à peu près ce qu'ils étaient :
"Honorées Mères, je me présente à vous sans mauvaises intentions. La sagesse des membres du Conseil est légendaire, aussi j'espère avoir bientôt l'honneur de votre confiance, même s'il m'est nécessaire de conserver le secret sur un grand nombre de choses.
Je ne puis dire pourquoi je suis là, ni d'où je viens. Je porte mon message à tous les rois du monde connu, et ne puis que souhaiter les convaincre de prêter foi à des propos que je sais étranges.
Voici, enfin, ma déclaration.
Dans un dessein qu'il m'est impossible de révéler, je vous demande de choisir une personne de votre peuple, réputée pour faire partie des plus sages, et digne de vous représenter.
Je la retrouverai sur l'île Ji, à l'aube du jour du Hibou, avec les émissaires des autres nations. La suite sera sans danger, aussi il est inutile de prévoir une escorte trop considérable, celle-ci ne pouvant pas nous accompagner dans notre voyage, de toute façon.
Le sage que vous choisirez ne sera absent que quelques décades. Qu'un bateau attende son retour au même endroit, à compter du jour de la Terre.
Ce qui se passera au retour n'est pas encore écrit. Je puis juste vous dire qu'une décision importante sera prise, et que le résultat vous en sera donné.
J'ai terminé, et je devine vos questions : ne les posez pas en pure perte, honorées Mères, car je ne puis y répondre."
Bien sûr, Nol fut quand même questionné, et comme il l'avait dit, il conserva le silence. Lorsqu'il se fut retiré, les Mères discutèrent de la conduite à tenir. Quelques-unes parmi les plus jeunes, dont les maris combattaient encore aux côtés des troupes loreliennes, demandèrent qu'on chasse l'étranger, ou qu'on l'engeôle jusqu'à en apprendre davantage. D'autres pensaient avoir été confrontées à un fol inoffensif et qu'il n'y avait pas de suite à donner à l'affaire.
Seules quelques-unes, plus poussées par la curiosité qu'autre chose, estimaient que l'envoi d'un émissaire à Ji ne coûterait pas grand-chose, et que ce serait le meilleur moyen d'élucider le mystère. On procéda au vote et c'est cette sage proposition qui fut finalement retenue, sous réserve que Nol ait effectivement transmis son "message" à d'autres nations.
La confirmation vint de l'ambassadeur de Junine, qui relata quelques jours plus tard une rencontre similaire entre Nol et les barons réunis des Petits Royaumes.
Vint alors le moment du choix de l'émissaire. Il semblait acquis que les personnes les plus sages du Matriarcat étaient membres du Conseil, et désigner l'une d'entre elles permettait en outre d'agir en toute discrétion.
Toutes se tournèrent avec respect vers l'Aïeule, qui était la plus sage entre toutes. Heureusement, elle l'était assez pour se savoir trop âgée pour ce voyage aventureux. Elle demanda alors que des volontaires se manifestent, non pas au titre de la plus grande sagesse, ce qui eût été vaniteux, mais à celui du dévouement. Quatre Mères se proposèrent, et parmi elles Tiramis fut élue.
Tiramis est mon aïeule. C'est la mère de la mère de la mère de ma mère. La grand-mère de ma grand-mère.
Il fut décidé de la faire accompagner d'un homme pour la protéger. On choisit Yon, qui était le troisième fils de l'Aïeule et que l'on savait fort et dévoué. Pour amener Nol à l'accepter comme un second émissaire, il fut dit qu'il représenterait la gent masculine de Kaul, ce qui, après tout, pouvait être vrai. Enfin, on décida qu'une goélette suivrait à distance l'homme étrange et les sages, comme ultime mesure de sécurité.
Au jour du Hibou, Tiramis et Yon abordèrent l'île Ji, près des côtes loreliennes. C'était une petite terre inhabitée, dont on pouvait faire le tour à pied en moins d'une journée. Très peu de végétation, juste des rochers, encore des rochers, et du sable entre eux.
Nol les attendait sur la plage, l'air grave, mais apparemment satisfait du nombre de personnes venues. Tiramis en connaissait quelques-unes de vue ou de réputation, et un chambellan goranais autoproclamé maître de cérémonie se chargea de lui présenter les autres.
Il y avait là le roi Arkane de Junine, représentant des Baronnies ; le jeune prince Vanamel du Grand Empire de Goran, et son conseiller : Son Excellence Saat l'Économe, tous deux représentant bien sûr le Grand Empire ; le chef Ssa-Vez, qui était venu de la lointaine Jezeba ; Son Excellence Rafa Derkel, de Griteh ; le duc Reyan de Kercyan, envoyé par le roi Bondrian, de Lorelia ; Son Excellence Maz Achem, représentant d'Ith ; Son Excellence le sage Moboq, représentant du roi Qarbal d'Arkarie ; et enfin Leurs Excellences l'Honorée Mère Tiramis et Yon de Kaul, représentants du Matriarcat. Chacun de ces hauts personnages était venu en grande pompe - particulièrement le prince Vanamel -, si bien que le petit espace de plage laissé par les rochers était envahi par les tentures et les installations de fortune, rehaussées de bannières colorées qu'évitaient ou piétinaient une fourmilière de serviteurs et de soldats de tous uniformes.
Nol accueillit chacun des émissaires, les remerciant pour leur confiance qui était de bon augure, et les informant qu'ils attendraient jusqu'à la tombée de la nuit l'arrivée d'autres émissaires. Il ne donna aucune information supplémentaire.
Rafa de Griteh émit une objection à propos de la représentation inégale des nations. Pour disperser les malentendus, Nol demanda alors si le Grand Empire de Goran et le Matriarcat de Kaul avaient quelque raison d'envoyer chacun deux émissaires. Tiramis lui servit le petit mensonge à propos de Yon, représentant des hommes de Kaul, et le prince Vanamel objecta que son pays étant bien plus grand que la plupart, il était normal qu'il soit représenté par deux personnes. Son Excellence le sage Moboq, à qui l'on avait traduit les débats, objecta alors à son tour que l'Arkarie était bien plus grande encore que le Grand Empire, et que le roi Qarbal aurait donc pu envoyer trois ou quatre représentants. Nol eut une petite moue découragée et coupa court aux dissensions en précisant qu'un nombre supérieur d'émissaires n'apporterait de toute façon aucun avantage particulier aux nations : la limitation était simplement une question d'ordre pratique. Rafa de Griteh se déclara alors satisfait. Personne ne voulait vraiment contredire Nol à ce moment-là.